En Primeur : Un Saumon Chinook Se Confie Sur Son Voyage Migratoire De 3200 KilomètresMilie s'est rendue sur les lieux de la célèbre Passe migratoire des Rapides de Whitehorse pour rencontrer l'un des premiers saumons Chinook à franchir la barrière cette année. C'est un saumon exténué qui la rencontre, faisant bonne foi d'une nageoire à moitié manquante présentée en guise de poigne. Les écailles absentes, les muscles d'un rouge vif à raz la peau et présentant de nombreuses contusions, le saumon Chinook prend une pause bien méritée pour s'entretenir avec Milie Du Yukon sur son épopée depuis la mer de Béring.
Milie: Bonjour, Monsieur Chinook. Vous semblez bien épuisé... racontez-nous comment s'est déroulé votre périple et comment les membres de votre équipe réagissent face à cette épreuve? Chinook: C'est très demandant physiquement. Dès le moment où l'on entre dans l'estuaire, le défi est lancé. La mer de Béring nous a offert de bien bons nutriments au cours des deux à cinq dernières années, et puis soudainement, il n'y a plus rien qui nous fait envie en eau douce. De toutes façons, nous devons nager jusqu'à 3200 kilomètres à contre-courant le plus vite possible, souvent en plus ou moins deux-trois mois. Nous n'avons pas le temps de nous reposer ou de nous arrêter pour nous nourrir. On sait de toutes manières ce qui nous attend à l'autre bout! À quoi bon nous nourrir, alors? Nous avons nagé probablement 32 kilomètres par jour en moyenne, si mon calcul est bon. Et à mesure que nous avancions, nous nous dégradions de plus en plus. Mon collègue Chinook a d'ailleurs perdu une bonne partie de son nez. Et regardez-moi cette nageoire effritée: je suis aussi fragile que du papier de soie! C'est toute une souffrance. Milie: Je vois, Monsieur Chinook. Quelle épreuve! Et pourquoi vous dégradez-vous, si ce n'est pas trop indiscret? Chinook: Bien peu de gens savent que nous, Chinook, migreront une seule fois au courant de notre existence. C'est pour une raison bien précise que nous le faisons et vers un lieu bien stratégique également, au détriment de notre condition physique malheureusement. Chaque saumon Chinook vous dira la même chose: il faut retourner là où nous sommes nés. C'est primordial. Car vous savez qu'après nous être reproduits, parfois quelques heures à quelques jours après, nous allons mourir. Et ce sont nos restes qui nourriront les écosystèmes, passant du renard à l'ours, et même jusqu'aux sols des affluents et des lacs eux-mêmes. Nous apportons toutes ces bonnes choses depuis la mer et nous fertilisons l'environnement pour notre progéniture. Migrer assure donc l'équilibre pour les générations futures et augmente leurs chances de survie. C'est une manière d'assurer la subsistance de notre espèce, vous comprenez? La raison principale pour laquelle tout notre corps se dégrade ainsi est dût au changement drastique de nos conditions environnementales: nous passons d'un milieu salin à un milieu d'eau douce très rapidement sans prendre le temps d'adapter nos organes et notre système respiratoire. Et puisque nous ne mangeons pas tout au long de notre périple, nous dépendons de nos graisses pour subsister. La couleur rouge qui apparaît sur nos flancs s'explique par la couche de graisse que nous avons absorbée, laissant entrevoir nos muscles à travers notre peau. Parce que dans la mer, nous sommes bien en chair, une chair grisâtre et blanchâtre, et nous pesons jusqu'à trois fois plus qu'à notre arrivée à la Passe migratoire, pour ceux qui se rendent jusque-là! Milie: Wow! C'est tout de même très impressionnant. Je suis sûre que beaucoup de gens ignorent à quel point votre détermination est primordiale pour la faune et la flore des affluents auxquels vous vous rendez. Mais dites-nous, Monsieur Chinook, quelles sont les chances de survie de votre progéniture, depuis le stade de l'oeuf jusqu'au retour en tant qu'adulte pour pondre à nouveau et mourir? Chinook: Le taux est très faible et rend notre mission d'autant plus difficile à accomplir! Les saumons Chinook sauvages ont en moyenne une chance sur 7000 de passer du stade de l'oeuf jusqu'à celui de la ponte après la migration en tant qu'adulte. C'est une vie extrêmement fragile. Plusieurs facteurs influenceront le nombre de saumons qui retourneront au final et accompliront le cycle au complet depuis la naissance jusqu'à la prochaine naissance. Les facteurs affectant la longévité sont principalement les prédateurs, depuis le stade de l'oeuf jusqu'aux filets des pêcheurs en Alaska lors de leur migration vers le Yukon. Milie: Quels types de prédateurs s'en prennent à vous généralement? Chinook: Ho! Prédateurs de toutes sortes: les truites de lacs qui mangent les oeufs et les tacons, les aigles, les goélands, les ours, et surtout, les humains qui les prennent adultes dans leurs filets. Il y a bien sûr plusieurs pêcheurs dans la mer qui nous prennent par surprise, et aussi de plus gros poissons que nous-mêmes comme les requins... Heureusement que l'écloserie aide un peu, autrement cela ferait bien longtemps que nous n'irions plus jusqu'aux affluents au sud de Whitehorse. Milie: Vous avez dit écloserie? De quoi s'agit-il? Chinook: L'écloserie de Whitehorse est l'endroit où certains saumons Chinook seront élevés, habituellement avec des chances de survie supérieures à la moyenne dans la nature. On peut dire que de 5 à 6 oeufs sur 7000 compléteront le cycle de vie lorsqu'ils sont en provenance de l'écloserie. Les mâles et les femelles Chinook adultes sont sélectionnés alors qu'ils nagent dans la passe migratoire en direction de leur affluent pour pondre. Ils sont ensuite transportés jusqu'à l'écloserie où les oeufs des femelles et la semence des mâles seront extraits et mélangés manuellement, pour être ensuite incubés durant plusieurs mois. Comme leurs conditions sont idéales et isolées de tout prédateur ou de facteurs naturels externes, les oeufs sont normalement en excellent état lorsqu'ils passent au stade de larve, puis de tacon. Au printemps, les tacons font presque trois centimètres et sont relâchés en amont de la rivière Yukon dans certains affluents idéaux à la ponte, pour que ces tacons s'y imprègnent et reviennent y pondre lors de leur migration adulte cinq ans plus tard. Milie: Je ne suis pas certaine de bien saisir le cycle de votre vie en tant que tel. Est-ce possible de me résumer les grandes étapes? Chinook: Absolument. Ce n'est pas toujours simple à comprendre du premier coup, j'en conviens. Alors, pour résumer, tout commence au stade de l'oeuf. La femelle creuse de trois à cinq nids dans le fond de l'affluent où elle est née et y pond de 2,500 à 5,000 oeufs en moyenne, puis les recouvre de gravier. Cette étape se passe entre la fin juillet et le début septembre. Les mâles se battront ensuite entre eux en se mordant le nez pour occuper le territoire et ainsi rejeter leur semence par-dessus les oeufs fraîchement pondus. Plusieurs mâles peuvent fertiliser plusieurs oeufs à la fois. Suite à cette étape, les mâles et les femelles mourront de quelques heures à quelques jours après s'être reproduits. C'est triste, mais c'est ainsi que les nutriments de la mer ramenés par la migration depuis le détroit de Béring se distribueront entre les écosystèmes. Les oeufs seront éclos durant l'hiver et ce sont de petites larves qui en sortiront. Ces larves font environ un à deux centimètres et ont un sac vitellin attaché à leur abdomen, duquel ils prendront leurs nutriments. C'est un peu comme un placenta. Ensuite, lorsqu'ils auront absorbé tout le contenu du sac, ils devront entamer leur première grande migration: celle de nager jusqu'à la surface pour prendre une bouffée d'air qui équilibrera leurs organes internes et qui mettra en branle leur système pour parvenir à se nourrir par eux-mêmes ensuite. Atteindre la surface est si difficile que cela peut parfois prendre plusieurs heures. Cette étape passée, les larves deviendront des tacons. Les saumons Chinook sont très petits à ce stade et ont sur leurs flancs des rayures caractéristiques aux salmonidés. Ils passeront ensuite un an dans l'affluent de leur naissance pour se nourrir et prendre des forces avant de se laisser porter par le courant pour entamer leur migration vers la mer. Le grand voyage migratoire depuis le Yukon jusqu'à la mer de Béring prend d'un an à un an et demi à compléter. Puis, juste avant de se jeter dans la mer, le tacon devenu un jeune saumoneaux devra adapter ses organes à l'eau salée durant une période de trois mois dans l'estuaire, là où les deux types d'eau se mélangent graduellement. Il vivra ensuite de deux à quatre ans dans la mer de Béring et prendra beaucoup de poids. Le saumoneaux dans l'estuaire aura la taille d'un crayon, et prendra la majorité de son poids dans la mer, pouvant atteindre jusqu'à trente livres en moyenne. Les saumons peuvent se rendre aussi loin que les berges du Japon et d'Hawaï. Puis, quand il se sentira adulte et prêt à procréer, le Chinook entamera sa migration à contre-courant vers l'affluent qui l'a vu naître. De l'estuaire jusqu'à Whitehorse, qui est la destination quasi-finale, il peut s'écouler de deux à trois mois. C'est très rapide. Puis, voilà, nous nous reproduisons et mourrons. Milie: Wow... Je suis sans mot. C'est impressionnant. Quel voyage! Donc, si je comprends bien, ce sont seulement les saumons Chinook nés dans les affluents au sud de la Passe migratoire de Whitehorse qui devront y entrer? Chinook: Exactement. Nous avons un odorat et une mémoire sensorielle très développées. Nous avons l'instinct de nous rendre exactement là où nous nous sommes imprégnés au début de notre vie. Les femelles pondront à environ trois pieds de l'endroit exact où elles ont été déposées en tant qu'oeuf. Nous sentons l'odeur de notre propre affluent descendre depuis l'entrée de la passe près du barrage hydroélectrique et c'est ce qui nous attire dans la passe migratoire elle-même. C'est la seule porte d'entrée. Milie: Comment fonctionne la Passe migratoire exactement? Et pourquoi est-elle nécessaire? Chinook: Mais vous en avez beaucoup, des questions! Bon, alors la Passe migratoire a été aménagée suite à la construction du barrage hydroélectrique dans les années 50. Gardons les choses simples. La passe est en bois et aménagée de manière à permettre l'eau en amont de se déverser plus bas dans la rivière Yukon. C'est un passage qui permet aux Chinook de se rendre à leur destination de ponte, tout simplement. La passe est divisée en une cinquantaine de compartiments qui s'élèvent graduellement à une hauteur de 15 mètres depuis l'entrée jusqu'à la sortie dans le bassin Schwatka. La passe migratoire de Whitehorse mesure 366 mètres de long, ce qui fait d'elle la plus longue structure de ce genre au monde. Un saumon en forme, comme moi malgré qu'il me manque plusieurs membres, prendra 24 heures à faire le chemin au complet. Autrement dit, c'est un peu comme un sprint final. Milie: ... Chinook: Ai-je répondu à toutes vos questions? Milie: Je suis simplement sous le choc! Monsieur Chinook, votre histoire est tout simplement extraordinaire... Chinook: Les touristes viennent par milliers nous y voir durant l'été et sont toujours très bouche-bée d'entendre notre histoire. Nous ne faisons que vivre notre vie, pourtant. Le plus extraordinaire à mon avis est le tri. Les humains qui travaillent à la Passe migratoire doivent être assidus et avoir l'oeil du lynx pour ne pas nous mélanger! Milie: Que voulez-vous dire? Qu'est-ce que le tri? Chinook: Eh bien, chaque année, les employés de la Passe migratoire de Whitehorse effectuent le tri de notre espèce par provenance, par taille et par sexe. Ainsi, ils notent si nous provenons de l'écloserie ou si nous sommes sauvages, et dénombrent les mâles et les femelles. Ils notent aussi notre taille moyenne, petite, moyenne ou grande. Lorsque nous arrivons aux fenêtres d'observation et que nous sommes moins de trois, il leur est facile de nous compter et de nous laisser ensuite passer en ouvrant la barrière. Par contre, lorsque nous arrivons par bancs et surtout le matin après une nuit d'accumulation avant la barrière, les humains doivent nous compter à la main en nous sortant de l'eau et en nous faisant passer par-dessus la barrière. Les touristes adorent observer ces séances de tri et apprendre davantage à notre sujet par la même occasion. Milie: Comment est-il possible pour les humains de déterminer si vous provenez de l'écloserie ou si vous êtes nés dans la nature? Chinook: C'est un détail que j'ai oublié de vous préciser plus tôt. En fait, lorsqu'un tacon sera élevé à l'écloserie, sa nageoire adipeuse sera sectionnée après qu'il ait été mis sous sédation. Cette nageoire n'affecte pas son rendement. Elle se situe entre la nageoire dorsale et caudale - la queue, en fait. Donc, lorsque le saumon devient adulte, sa nageoire adipeuse est absente et il est facile de différencier le saumon Chinook sauvage de ce dernier. Milie: Et comment différencie-t-on les mâles des femelles? Chinook: Les femelles sont habituellement plus grosses, puisqu'elles ont tous ces oeufs dans leur abdomen. Leurs traits sont plus ronds au niveau de la face également. Les mâles développent un bec crochu relativement prononcé qui sera destiné au combat avec les autres mâles. Milie: Avez-vous subi l'expérience du tri, pour votre part? Chinook: J'étais dans la cohorte la plus chargée, alors oui. J'ai attendu quatre heures devant la barrière parmi une cinquantaine d'autres compatriotes, mâles et femelles. C'est une expérience très stressante. Les humains doivent se dépêcher pour nous épargner trop d'énervement et ils fond de leur mieux. En équipe de trois, ils se placent au-dessus du grand compartiment ouvert avec des filets et nous prennent par la queue. Ils nous tournent ensuite sur le dos et nous sommes désorientés et cessons immédiatement de bouger. Ils notent rapidement notre provenance, taille, sexe avant de nous faire passer la barrière. Cette étape ne dure que quelques secondes, mais il faut passer au travers. Les chiffres sont comptabilisés à la fin de l'été et envoyés au département des Pêches et Océans Canada. C'est un travail très important pour noter les quotas et la santé de notre espèce pour le futur. Milie: Quel courage, Monsieur Chinook. Je ne verrai plus jamais les poissons de la même manière! Je vous remercie grandement pour votre temps. Je vous laisse maintenant vaquer à vos occupations. Ce fut un honneur de nous rencontrer. Je vous souhaite une excellente fraie! Pour toute information supplémentaire concernant la Passe migratoire des Rapides de Whitehorse et les saumons Chinook, consultez ce dépliant explicatif: https://www.yukonenergy.ca/media/site_documents/492_fish_ladder_fr.pdf
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