Sans voiture les premiers mois, j'ai dû me résoudre à marcher, et même pire : à faire du vélo.
Certains diront que je suis difficile, princesse ou paresseuse. Il n'en est rien : je n'aime simplement pas faire du vélo, tout comme quelqu'un n'aime pas les champignons. Je n'aime pas être assise sur un banc inconfortable, le dos courbé vers l'avant avec un sac à dos qui accumule ma sueur, le casque qui glisse à chaque bosse. Je n'aime pas garder mon équilibre sur deux roues, conditionner les vitesses, mal forcer dans les pentes abruptes, être raquée le lendemain. Quand j'étais petite, mon père nous réveillait mon frère et moi tôt le matin pour une sortie à vélo sur la piste cyclable. C'est peut-être le fait de m'être sentie obligée qui a développé chez moi, à la longue, une réticence pour ce sport. D'ailleurs, si ce n'était pour le besoin de me déplacer rapidement d'un endroit à l'autre, n'ayant pas de voiture ni l'option d'un circuit d'autobus se rendant à ma destination, je ne choisirais jamais de faire du vélo, préférant simplement marcher. J'ai eu des Rollerblades, une trottinette et j'étais même devenue une adepte du longboard à une certaine époque, mais mon vélo, lui, restait dans le garage. Je pouvais marcher six heures sans problème pour me rendre quelque part s'il le fallait vraiment. J'avais d'ailleurs peur d'apprendre à conduire, n'avais pas d'argent pour m'offrir les cours, et j'avais cette bonne excuse de prendre le Métro et l'autobus pour la planète. Ça allait encore en banlieue ou à Montréal, où j'habitais avec MEC.
Mais vivre au Yukon sans voiture, c'est tout simplement de la torture. La première fois que j'ai mis les pieds au Yukon, j'étais aux anges. Je me rappelle avoir vu les montagnes entourant le Centre-ville de Whitehorse, la rivière encore semi-gelée, le bleu du ciel. Tout me semblait parfait et harmonieux. J'avais la meilleure impression possible et j'étais sous le charme. MEC m'avoua cependant que la première fois qu'il arriva avec son père en voiture près de notre appartement, tous deux riaient à la perspective de me voir monter ces pentes incroyablement abruptes avec mon p'tit vélo de ville. Ces côtes, je ne les ai remarquées que lorsque je les ai expérimentées.
À mon arrivée en avril, je devais encore compléter un stage final de programme d'une durée de cinq semaines pour obtenir mon diplôme en Techniques de tourisme. Mon lieu de stage se trouvait à 5 minutes en voiture de mon appartement, à une heure et quart de marche et à 20 minutes de vélo pour l'aller et 50 minutes pour le retour. MEC ne pouvait tout simplement pas m'offrir de me reconduire chaque matin, lui aussi ayant des obligations à des heures différentes des miennes. Il fallait que je me débrouille toute seule. La première journée de mon stage, le lendemain de mon arrivée au Yukon, MEC acquiesça à ma demande d'aller me porter le matin afin de me montrer la bonne route à emprunter. Jusque-là j'avais compris et tout allait bien. Le lendemain, je me réveille tôt, je me prépare : souliers de course, casque, sac à dos avec mon linge de rechange. Il fait froid, peut-être dans les 10 degrés Celsius lorsque je sors dehors. Le petit frisson me fait tressaillir, mais je garde la tête haute avec mes belles lunettes soleil. Je prends mon vélo dans le trailer et j'entame ma première descente au Yukon. Je regarde partout autour de moi, les montagnes à couper le souffle, le lever du soleil dans les teintes de rose et d'oranger, les oiseaux qui virevoltent, les petits spermophiles qui se précipitent en courant dans leur cachette aussitôt qu'ils entendent le cliquetis de mes roues approcher... C'est juste merveilleux. Les sapins sont si denses et à perte de vue qu'on dirait un tapis s'étendant entre la terre et le ciel. Je ne sens pas le froid qui passe au travers de mes vêtements, je ne sens pas mes oreilles geler sous la brise, je ne sens pas même grelotter mes membres. Je dois passer ensuite dans la voie réservée aux cyclistes sur l'autoroute. Oui, c'est permis ici, à condition d'avoir son casque. Les voitures me passent à dix centimètres des flancs, mais ce n'est pas grave, le paysage est beau. Je ne peux pas croire que ces montagnes sont pour moi, que ce paradis est maintenant le mien. Je nage en pleine folie, en plein rêve. J'arriverai ensuite, nerveuse, mais d'avance, les cheveux raides vers l'arrière, prête à débuter mon stage.
Ce vélo que je n'aime pas : il ne freine pas bien, ses roues sont adaptées aux terrains droits et entretenus contrairement à ceux accidentés du Yukon, son banc est dur comme de la pierre et il n'a pas de réglage de vitesse. Ce vélo est vieux, mal en point, mais il ne m'a rien coûté et c'est mon père, fervent adepte de ce sport, qui me l'a réparé et lui a changé les roues pour des neuves. Je l'accepte, ce vélo. Je sais que lui et moi, nous nous complétons, car il me sauve de marcher de longues heures et de perdre du temps. Je sais qu'il veut mon bien, qu'il veut faire pomper mon petit coeur, me mettre en pleine forme, me muscler. Mais malgré tout, jamais je ne l'aimerai. Cette histoire est tragique pour ce vélo, qui a toujours attendu de l'amour en retour et qui ne l'a jamais reçu.
Chaque jour du stage, j'utiliserai ce vélo maladroit avec moi dessus. Je passerai proche à plusieurs reprises de me faire frapper en bordure de l'autoroute. Je me ferai offrir des lifts par des monsieurs étranges que je refuserai. Je me ferai prendre par la pluie, l'orage, le déluge. Je marcherai souvent à côté de lui, n'étant pas capable de gravir certaines pentes trop à pic du Yukon. Je boirai des quantités incroyables d'eau à cause de lui, sans jamais pourtant me sentir hydratée. Je tomberai une fois, en essayant d'éviter un spermophile. Je rencontrerai un petit monsieur sur son vélo, chaque jour, qui m'enverra la main. Ce monsieur, un vrai adepte, passera ses journées en aller-retours de la station de pesée jusqu'à... je ne sais trop où, encore, et encore, et encore. Comme si pour lui, le vélo, c'était une thérapie. Avec les mêmes shorts, la même veste fluo de sécurité, les mêmes lunettes soleil, toujours sur son vélo, d'un côté, puis de l'autre de l'autoroute Alaska.
Le pire fut sans doute quand je devais revenir. Me rendre était toujours très agréable, car je descendais les pentes et je laissais le vent pur et frais me fouetter le visage. Mes roues tournaient à une vitesse fulgurante, tout ce que j'avais à faire était d'admirer, de respirer, de tourner un peu le guidon pour rester dans la trajectoire. Ça me réveillait avant le stage, ou le travail. Lorsque je revenais, par contre, c'était une autre histoire. Il fallait que je gravisse des pentes complètement démentes. Parfois, je devenais si frustrée, que je donnais tout ce que j'avais, je poussais mes jambes, ma volonté au maximum, pourvu que je puisse rester sur mon vélo. Une fois, j'ai même hurlé. Mais rien n'y faisait : les pentes du Yukon avaient vaincu mes cure-dents (alias jambes). Mes cuisses de poulet étaient trop faibles pour garder mon équilibre jusqu'au sommet et je valsais à 1km/h jusqu'à ce que j'abandonne et que je monte cet horrible vélo avec moi sur ma droite. Le pire, je crois, c'était de voir des gens entraînés, vêtus de tout le gros kit de cyclistes professionnels, s'acharner à monter ces pentes et réussir à les vaincre comme du beurre. Je ne comprenais pas. Ces gens n'abandonnaient jamais, et ils me donnaient l'impression d'être surhumains. Surhumains comme mon père, esclave du vélo, que je compare souvent à Hulk le gros monstre vert.
Le vélo et moi avons vécu ensemble de beaux paysages, le vent et la tempête, les coups de soleil, les chutes, le découragement, le poids de notre propre être à déplacer en haut des collines, les animaux à l'improviste, le danger, le sentiment de liberté, la gestion du temps efficace. Je suis quand même heureuse de l'avoir eu au moment où j'en avais le plus besoin, qu'il m'ait sculpté un peu, qu'il m'ait donné du souffle. Quand j'ai eu mon auto, je l'ai délaissé, rangé dans le trailer à nouveau, au noir, tout seul. Je veux qu'il sache que je lui suis reconnaissante, car il m'a appris à me débrouiller, à persévérer, à endurer la souffrance et à me mener là où je devais aller. L'amour-haine pour mon vélo m'a motivée à accumuler l'argent pour me permettre une voiture. La motivation m'est venue de lui seul, qui m'a fait la vie dure, et ainsi m'a donné la volonté de vaincre ma peur de conduire une voiture. Je garderai à jamais, grâce à ce vélo maudit, les meilleurs souvenirs de la nouvelle arrivante que j'étais, qui n'avait pas le choix, qui faisait avec ce qu'elle avait, et qui s'en est sorti. Je peux dire en blague que ce vélo m'a fait commencer en bas de la pente, et m'a menée au sommet.
Mais vivre au Yukon sans voiture, c'est tout simplement de la torture. La première fois que j'ai mis les pieds au Yukon, j'étais aux anges. Je me rappelle avoir vu les montagnes entourant le Centre-ville de Whitehorse, la rivière encore semi-gelée, le bleu du ciel. Tout me semblait parfait et harmonieux. J'avais la meilleure impression possible et j'étais sous le charme. MEC m'avoua cependant que la première fois qu'il arriva avec son père en voiture près de notre appartement, tous deux riaient à la perspective de me voir monter ces pentes incroyablement abruptes avec mon p'tit vélo de ville. Ces côtes, je ne les ai remarquées que lorsque je les ai expérimentées.
À mon arrivée en avril, je devais encore compléter un stage final de programme d'une durée de cinq semaines pour obtenir mon diplôme en Techniques de tourisme. Mon lieu de stage se trouvait à 5 minutes en voiture de mon appartement, à une heure et quart de marche et à 20 minutes de vélo pour l'aller et 50 minutes pour le retour. MEC ne pouvait tout simplement pas m'offrir de me reconduire chaque matin, lui aussi ayant des obligations à des heures différentes des miennes. Il fallait que je me débrouille toute seule. La première journée de mon stage, le lendemain de mon arrivée au Yukon, MEC acquiesça à ma demande d'aller me porter le matin afin de me montrer la bonne route à emprunter. Jusque-là j'avais compris et tout allait bien. Le lendemain, je me réveille tôt, je me prépare : souliers de course, casque, sac à dos avec mon linge de rechange. Il fait froid, peut-être dans les 10 degrés Celsius lorsque je sors dehors. Le petit frisson me fait tressaillir, mais je garde la tête haute avec mes belles lunettes soleil. Je prends mon vélo dans le trailer et j'entame ma première descente au Yukon. Je regarde partout autour de moi, les montagnes à couper le souffle, le lever du soleil dans les teintes de rose et d'oranger, les oiseaux qui virevoltent, les petits spermophiles qui se précipitent en courant dans leur cachette aussitôt qu'ils entendent le cliquetis de mes roues approcher... C'est juste merveilleux. Les sapins sont si denses et à perte de vue qu'on dirait un tapis s'étendant entre la terre et le ciel. Je ne sens pas le froid qui passe au travers de mes vêtements, je ne sens pas mes oreilles geler sous la brise, je ne sens pas même grelotter mes membres. Je dois passer ensuite dans la voie réservée aux cyclistes sur l'autoroute. Oui, c'est permis ici, à condition d'avoir son casque. Les voitures me passent à dix centimètres des flancs, mais ce n'est pas grave, le paysage est beau. Je ne peux pas croire que ces montagnes sont pour moi, que ce paradis est maintenant le mien. Je nage en pleine folie, en plein rêve. J'arriverai ensuite, nerveuse, mais d'avance, les cheveux raides vers l'arrière, prête à débuter mon stage.
Ce vélo que je n'aime pas : il ne freine pas bien, ses roues sont adaptées aux terrains droits et entretenus contrairement à ceux accidentés du Yukon, son banc est dur comme de la pierre et il n'a pas de réglage de vitesse. Ce vélo est vieux, mal en point, mais il ne m'a rien coûté et c'est mon père, fervent adepte de ce sport, qui me l'a réparé et lui a changé les roues pour des neuves. Je l'accepte, ce vélo. Je sais que lui et moi, nous nous complétons, car il me sauve de marcher de longues heures et de perdre du temps. Je sais qu'il veut mon bien, qu'il veut faire pomper mon petit coeur, me mettre en pleine forme, me muscler. Mais malgré tout, jamais je ne l'aimerai. Cette histoire est tragique pour ce vélo, qui a toujours attendu de l'amour en retour et qui ne l'a jamais reçu.
Chaque jour du stage, j'utiliserai ce vélo maladroit avec moi dessus. Je passerai proche à plusieurs reprises de me faire frapper en bordure de l'autoroute. Je me ferai offrir des lifts par des monsieurs étranges que je refuserai. Je me ferai prendre par la pluie, l'orage, le déluge. Je marcherai souvent à côté de lui, n'étant pas capable de gravir certaines pentes trop à pic du Yukon. Je boirai des quantités incroyables d'eau à cause de lui, sans jamais pourtant me sentir hydratée. Je tomberai une fois, en essayant d'éviter un spermophile. Je rencontrerai un petit monsieur sur son vélo, chaque jour, qui m'enverra la main. Ce monsieur, un vrai adepte, passera ses journées en aller-retours de la station de pesée jusqu'à... je ne sais trop où, encore, et encore, et encore. Comme si pour lui, le vélo, c'était une thérapie. Avec les mêmes shorts, la même veste fluo de sécurité, les mêmes lunettes soleil, toujours sur son vélo, d'un côté, puis de l'autre de l'autoroute Alaska.
Le pire fut sans doute quand je devais revenir. Me rendre était toujours très agréable, car je descendais les pentes et je laissais le vent pur et frais me fouetter le visage. Mes roues tournaient à une vitesse fulgurante, tout ce que j'avais à faire était d'admirer, de respirer, de tourner un peu le guidon pour rester dans la trajectoire. Ça me réveillait avant le stage, ou le travail. Lorsque je revenais, par contre, c'était une autre histoire. Il fallait que je gravisse des pentes complètement démentes. Parfois, je devenais si frustrée, que je donnais tout ce que j'avais, je poussais mes jambes, ma volonté au maximum, pourvu que je puisse rester sur mon vélo. Une fois, j'ai même hurlé. Mais rien n'y faisait : les pentes du Yukon avaient vaincu mes cure-dents (alias jambes). Mes cuisses de poulet étaient trop faibles pour garder mon équilibre jusqu'au sommet et je valsais à 1km/h jusqu'à ce que j'abandonne et que je monte cet horrible vélo avec moi sur ma droite. Le pire, je crois, c'était de voir des gens entraînés, vêtus de tout le gros kit de cyclistes professionnels, s'acharner à monter ces pentes et réussir à les vaincre comme du beurre. Je ne comprenais pas. Ces gens n'abandonnaient jamais, et ils me donnaient l'impression d'être surhumains. Surhumains comme mon père, esclave du vélo, que je compare souvent à Hulk le gros monstre vert.
Le vélo et moi avons vécu ensemble de beaux paysages, le vent et la tempête, les coups de soleil, les chutes, le découragement, le poids de notre propre être à déplacer en haut des collines, les animaux à l'improviste, le danger, le sentiment de liberté, la gestion du temps efficace. Je suis quand même heureuse de l'avoir eu au moment où j'en avais le plus besoin, qu'il m'ait sculpté un peu, qu'il m'ait donné du souffle. Quand j'ai eu mon auto, je l'ai délaissé, rangé dans le trailer à nouveau, au noir, tout seul. Je veux qu'il sache que je lui suis reconnaissante, car il m'a appris à me débrouiller, à persévérer, à endurer la souffrance et à me mener là où je devais aller. L'amour-haine pour mon vélo m'a motivée à accumuler l'argent pour me permettre une voiture. La motivation m'est venue de lui seul, qui m'a fait la vie dure, et ainsi m'a donné la volonté de vaincre ma peur de conduire une voiture. Je garderai à jamais, grâce à ce vélo maudit, les meilleurs souvenirs de la nouvelle arrivante que j'étais, qui n'avait pas le choix, qui faisait avec ce qu'elle avait, et qui s'en est sorti. Je peux dire en blague que ce vélo m'a fait commencer en bas de la pente, et m'a menée au sommet.